lundi 18 novembre 2013


Laponie - Toutes les bonnes choses ont une fin

Les jours se suivent et se ressemblent, d'une inactivité et d'un ennui déprimants. Non seulement on passe le plus clair de notre temps à glander, mais les activités dont on nous charge sont plutôt... merdiques. Malheureusement, Tommi est tombé assez gravement malade, ce qui fait que la seule personne des lieux qui rende le travail un peu agréable et se charge de nous aiguiller et nous apprendre les choses n'est plus là. On s'en réfère donc maintenant directement à Outi pour nos attributions. Vu qu'elle n'en sait rien et qu'il n'y a de toute façon pas grand-chose à foutre, sa réponse favorite est: "Clean the farm", en d'autres mots: "Allez ramasser du caca." Ainsi, nos journées se résument à passer 1h30 à nourrir les chiens et tous les deux ou trois jours, on nettoie les cages. C'est pratiquement tout. Ras-le-bol! Que cela fasse partie des tâches à accomplir, bien sûr. Mais j'ai de plus en plus l'impression qu'on est là juste pour faire leur sale boulot et que ça se limite à cela. De temps en temps, des touristes viennent pour faire un tour en traîneau. On aide alors à l'harnachement des chiens puis on reste sur le carreau en les regardant partir avec le boss, qui n'a pas un regard pour nous, et on s'en retourne à notre collecte de crottes.

Un matin, j'alpague Outi pour lui en parler, bien lui faire comprendre que je me fais chier comme un rat mort et que j'attends autre chose de mon séjour ici que de faire le larbin de ferme. Je la sens un peu prise au dépourvu. Elle me dit ne pas comprendre pourquoi les volontaires sont toujours déçus, qu'ils s'attendent toujours à faire plus de traîneau. Je n'en reviens pas... Et quoi, tu t'imagines que les gens viennent jusqu'ici juste pour le plaisir savoureux de ramasser de la merde? On nage en plein délire. Pour me rassurer, elle me dit que vu que je reste tout l'hiver, je pourrais peut-être devenir assistant-guide en fin de saison, au début du printemps. Mais je dois prouver ce que je vaux pour y arriver et je peux commencer par apprendre le nom de tous les chiens. La quatrième dimension... Afin d'être sûr que l'on parle de la même chose, je lui demande en quoi consiste ce job d'assistant-guide. La réponse est claire: accompagner les safaris et tours en traîneau. Aux dernières nouvelles, j'avais été très clair par mail sur mes attentes ici et c'est exactement ce job qui était ma principale motivation. C'est pour ça que je suis là. Je garde mon calme et lui demande donc ce que je suis sensé faire en attendant cette lointaine période de la fin de saison et espérer peut-être faire partie des safaris. Elle m'explique que je dois accueillir les touristes, leur donner des habits ad hoc, leur expliquer les choses, préparer l'attelage, etc. Et je n'accompagne pas? Ah non, pas d'office. Eventuellement, à l'occasion, je pourrais accompagner, mais ce n'est pas le but... Foutage de gueule, ni plus ni moins. Je ne me démonte pas, reste stoïque en apparence et décide sur-le-champ de me tirer d'ici sans plus trop tarder.

Le problème est que j'avais tellement de motivation pour ce job et qu'après avoir fait le déplacement avec tout l'investissement personnel que cela implique, je n'arrive pas à me résoudre à plier bagages. Je n'ai toujours pas mis les pieds sur un traîneau et j'aimerais tout de même bien en tâter un peu avant de tirer ma révérence, histoire de ne pas être venu totalement pour rien.

Le lendemain au déjeuner, Outi s'approche de moi, l'air d'être dans ses petits souliers: "Par rapport à ce que j'ai dit hier, je voulais dire qu'il ne fallait pas s'attendre à faire du traîneau tous les jours, mais bien sûr que tu accompagneras parfois les safaris." Tu ne serais pas en train d'essayer de rattraper le coup, toi? Connaissant ma capacité à dissimuler ce que je pense, elle a sûrement dû lire sur ma tronche que j'appréciais moyennement qu'on joue avec mes roustons (de la sorte, du moins) et que je risquais de me tirer.

Comme par hasard, le jour qui suit, le patron, dont j'ai enfin pu retenir qu'il se prénomme Juha-Pekka, vient nous chercher pour aller entraîner les chiens de course. Chacun aura son traîneau, c'est parfait! Il s'adresse à nous pour une des toutes premières fois afin de nous donner quelques instructions de base et de nous désigner les chiens qui formeront nos attelages respectifs. Heureusement que j'en ai déjà fait car ses talents d'orateur sont à l'image de son attitude et d'ailleurs, Leon ne capte rien. Je m'empresse donc de lui expliquer ce dont je me souviens de mon expérience précédente. Sans crier gare ni vérifier qu'on est bien prêts, le boss met les voiles et on parvient de justesse à le suivre. On s'enfonce dans les bois avoisinants sur des petits sentiers pendant une heure. Vu le manque de neige, ça secoue vachement. Mais même avec ces conditions loin d'être favorables, je jubile. Après autant de désillusions, je peux enfin prendre mon pied et faire ce pour quoi je suis là. Je m'en donne à cœur joie. Plaisir! Leon, qui en est à sa première fois, se retrouve quelques fois les quatre fers en l'air et je suis ravi d'arriver à rester tout le temps debout malgré les cailloux et souches jonchant le trajet. Il s'en faut de peu pour que je me fasse éjecter du traîneau par deux fois mais je tiens bon avec toute la grâce féline qui me caractérise.

Au retour, le boss est fidèle à lui-même, aucun commentaire. C'était le pied, je me suis éclaté, mais je ne suis pas dupe. Cela m'avait tout l'air d'être la carotte qu'on tend pour laisser entrevoir ce qu'on pourrait manquer. Malheureusement pour eux, cela ne fait que renforcer mon désir de partir car ma manière de voir les choses, c'est que le traîneau, maintenant au moins, j'en ai fait, je peux me tirer. Quelques jours plus tard, on fait deux autres sorties, de plus dans le noir. Quand le soleil se couche à 15h, on n'a plus beaucoup d'options. Très intéressant. A la lampe frontale, sans voir grand-chose, c'est sport. Le traîneau, c'est fait, pas de regrets!

On passe ensuite quelques jours à entraîner les jeunes chiens de l'année passée en les attelant à un van que l'on fait rouler lentement derrière eux. Cela leur permet de s'entraîner à courir en rang tout en tirant ainsi que d'apprendre à écouter les ordres qu'on leur donne pour la direction. Une bonne bouffée d'air frais. Cela nous permet enfin de travailler un peu avec les chiens et de sortir de notre enclos, de voir un peu les environs. On réalise malgré tout que ce qu'on vit là est sans doute l'assignation la plus excitante à laquelle on aura droit dans les mois qui viennent. Un peu limité.



Le troisième pigeon est arrivé depuis une semaine. Au cas où on aurait encore eu quelques doutes, le constat est clair: notre cagibi est bien trop petit. Pour preuve, mon mal crâne au réveil du premier matin à trois. L'air est vicié comme dans une poubelle. Ca sent le vieux bouc chaud et moite et les vitres ruissellent de condensation. C'est dégueulasse. Je parviens sans aucun mal à leur faire accepter d'ouvrir la fenêtre pendant la nuit. Il fait bien caillant, mais l'évidence est là: si on continue à dormir à trois enfermés là-dedans sans aération, on va y laisser notre peau. L'argument est de poids. J'ai gagné, on dort à présent dans une chambre froide.


La monotonie des jours suivants est ponctuée de la visite à plusieurs reprise d'un troupeau de rennes qui viennent paître en fouillant le tapis de neige autour de la ferme.


On a aussi le plaisir d'accueillir trois portées de chiots.


On a également enfin droit à une aurore boréale après trois semaines à scruter tous les soirs le ciel dans l'espoir d'assister à ce spectacle. Majestueux et grandiose. Je m'en fous plein la vue, un grand sourire béat aux lèvre. Le jeu du mouvement des couleurs est impressionnant, entre vert et rose. Une aurore boréale, check!




Cela fait maintenant un mois que je me morfonds ici, chaque jour plus désenchanté que le précédent, et après les quelques expériences positives qui ont beaucoup trop rarement relevé la sauce, il est temps que je prenne ma décision. Je change donc mon billet de retour pour dans six jours. C'est fait. Il ne reste maintenant plus qu'à l'annoncer à mes chers patrons. Je suis très curieux de voir leur réaction mais une chose est claire, le fait d'avoir mon retour fixé et concrétisé me soulage d'ores et déjà d'un grand poids.

Le lendemain, alors que je suis dans le sous-sol de la maison des patrons en train de me changer en homme qui va travailler, j'entends qu'Outi est à l'étage. Inutile de postposer, autant se débarrasser de cette corvée le plus vite possible, allons lui annoncer immédiatement que je me tire la semaine prochaine. Je monte donc et frappe à leur porte. Elle m'ouvre. Je n'ai pas l'intention de rentrer dans le détail et de polémiquer sur les conditions de merde dans lesquelles j'ai vécu pendant un mois, ça n'apporterait pas grand-chose et de plus je dois encore passer six jours ici. Ce serait difficile de faire pire que ce que j'ai connu, mais autant éviter d'envenimer les choses. J'ai donc opté pour la vérité édulcorée et non un baratin à deux balles du genre "Ma proprio se ballade à poil dans ma rue, je dois rentrer." De but en blanc, je lui annonce: "Je peux te parler une minute? Je m'ennuie, j'ai besoin de plus d'action. Je pars jeudi prochain." On est samedi. Elle me rétorque sans se démonter le moins du monde qu'elle s'y attendait, que c'est toujours difficile en début de saison avec la neige qui manque. Et puis, aurais-je laissé transparaître une quelconque insatisfaction? J'arrive pourtant généralement bien à dissimuler ce que je pense... "That's fine", me dit-elle. Aucune question sur ce qui a été ou pas. Non. C'est la faute à la neige, point. Bravo la remise en question. Mon départ n'a bien entendu rien du tout à voir avec la quantité de neige, mais tout cela fait parfaitement mon affaire car elle a carrément donné elle-même une explication qui lui convient et qui me permet de m'en tirer gentiment sans avoir le boss qui me tombe dessus pour me mordre une oreille. Pour l'anecdote, c'est ce qu'il fait parfois aux chiens récalcitrants pour leur montrer qui est le chef. Il les mord. Un des chiens a d'ailleurs un morceau d'oreille en moins. Devait pas être content, ce jour-là, le Juha.

L'échange avec Outi est tellement bref et laconique, sans aucune expression, rancœur ni déception de sa part, que j'en suis déstabilisé et ressens le besoin de m'expliquer un peu plus. "J'ai longtemps hésité à attendre encore pour voir comment les choses évoluent mais..." Elle me coupe presque la chique en me répétant "That's fine", l'air de me dire que ce n'est pas la peine de me justifier, c'est bon, tout va bien. Un petit mot de regret sur le fait que j'écourte tout de même un projet de six mois à un? Une discussion? Un debriefing? Que nenni! Ca sert à quoi? Des faits, rien d'autre. Je me barre, le message est reçu. Rien à foutre de ma tronche. Je me demande si ces gens ont une quelconque notion de ce qu'est un sentiment. Quelle froideur!

Je redescends donc sans plus m'éterniser. Je croise ensuite le boss mais n'éprouve même pas le besoin de lui faire part de ma décision. La parlote n'a jamais été son fort et à tous les coups, il va juste me regarder avec ses yeux de merlan frit en lâchant un borborygme qui manifestera tout son désintérêt. Il le saura bien par sa femme, de toute manière. Tout cela fait parfaitement mon affaire, je vais pouvoir vivre les six jours qu'il me reste à tirer ici sereinement. Quand je vois l'état d'allégresse dans lequel cela me met, force est de constater que j'ai fait le bon choix.

Mes deux compagnons de cellule envisagent aussi d'écourter leur séjour, même le troisième qui n'est là que depuis une semaine. Il ne m'avait pas non plus fallu beaucoup plus de temps pour déjà me faire une idée assez correcte de la chose. Je me demande si les patrons se remettront alors en question et réaliseront que le manque de neige en suffisance n'est pas le nœud du problème.

En tout cas, maintenant ce n'est plus le mien, de problème. Ivalo, pour moi, c'est bientôt fini. J'ai déjà des réponses positives d'autres endroits en Norvège et en Suède où je pourrais éventuellement continuer l'aventure dans le milieu des mushers. Mais je tiens d'abord à rentrer faire un petit break à Bruxelles afin de refaire le plein de bonnes choses et d'analyser ces opportunités qui me sont offertes à tête reposée et non dans la précipitation de quitter ce lieu maudit. Je ne sais pas pourquoi, mais je n'ai plus trop envie de tenter le coup du "on verra bien sur place" et si je pouvais éviter de foncer tête baissée dans le même genre de traquenard, ça m'arrangerait.


Quoi qu'il en soit et qu'il advienne, l'expérience canine que j'ai vécue ici pendant un mois est des plus positives. De bonnes bêtes sous tous rapports. Rien à redire à cela! Quoique s'ils pouvaient chier un peu moins... De vraies usines à merde!