mercredi 25 avril 2012


Spitzberg

Lundi 9 avril, Longyearbyen, ville principale de l'archipel norvégien de Svalbard, île de Spitzberg, 78° de latitude nord, 1309 km du Pôle Nord. Un de mes rêves est près de se réaliser: faire un raid arctique à ski nordique sur la banquise. Tito et Michka, nos guides, nous accueillent à l'aéroport. Il est passé minuit et il fait clair, le soleil disparaissant juste timidement derrière la ligne d'horizon pendant quelques heures à cette période de l'année, pour finalement ne plus se coucher du tout à partir du 19 avril et ce, pendant quatre mois. Me voilà donc parti pour passer deux semaines de clarté continue.
Nous sommes acheminés à la guesthouse où le groupe fait connaissance. Nous sommes dix, six femmes et quatre hommes, de 35 à 60 ans. Avec les deux guides, nous formerons donc un groupe de douez personnes, onze Français et moi. Présentations, distributions des chambres et au lit. Il est 2h30, plein jour.


Les préparatifs

Après avoir pris la dernière douche des douze prochains jours, nous consacrons la première journée à préparer le matériel pour le raid. Tito passe tout d'abord dans les chambres afin d'inspecter les bagages de chacun et nous désigne ce dont on n'aura pas besoin et qui restera à la guesthouse. C'est mon tour. Fidèle à moi-même, j'ai emmené la moitié de ma garde-robe. D'un oeil expert, Tito en parcourt le contenu et sélectionne ce qui restera. C'est le ventre serré que je me vois contraint de laisser sur place pas moins du tiers de mon sac: deux paires de chaussettes et un pull trop encombrant. Je prendrai également la lourde décision de laisser mon GSM sur place.
Quand tout le monde est passé au tri, distribution de tentes, sacs de couchage spécial froid, matelas auto-gonflants, salopettes en pilou-pilou pour la nuit et doudounes, énormes anoraks très chauds d'une taille trop grands destinés à être portés par-dessus la combi lors des arrêts.


Les recommandations

Réunion dans la cuisine pour les recommandations d'usage de Tito. Tout d'abord, le froid. "Vous devez accueillir et accepter le froid, vivre en harmonie avec lui, sinon ce sera trop dur si vous luttez constamment." J'aime ces paroles. Certains en ont déjà des frissons. Puis, le sujet qui brûle toutes les lèvres depuis la veille est enfin abordé: l'ours, l'ours polaire qui est ici chez lui. Première règle de base: "Si vous vous trouvez face à un ours, vous devez adopter une attitude de prédateur et non de proie. Essayez de l'effrayer en paraissant grand et en criant, tout comme lui." Moi qui pensais qu'on était obligé d'avoir peur... Nerveusement, on rit, on fait des blagues. Histoire de détendre un peu tout ça, Tito enchaîne avec la suite, dans l'éventualité où l'ours n'aurait pas eu peur de nous. Parce que ça arrive, en plus? "On ne doit tuer un ours qu'en dernier recours, s'il n'y a aucun autre moyen. L'ours ici est très protégé et chaque mort entraîne une enquête très poussée pour déterminer si vous avez bien tout mis en oeuvre pour l'éviter." Il nous distribue des stylos d'alarme, tiges en plastique munies d'un ressort qui propulse une munition. "Tirez à terre entre vous et l'ours. C'est pour l'effrayer. C'est une charge qui explose. Vous devez toujours l'avoir sur vous. Si l'ours est toujours là, on a un pistolet d'alarme pour le groupe, qui tire une grosse charge, toujours destinée à exploser devant l'ours pour lui faire peur." On le teste tous. "Il y a beaucoup de chances pour qu'on arrive à effrayer l'ours, beaucoup de rencontres se terminent comme ça. Mais si jamais ça ne marchait pas, en dernier recours, nous aurons deux carabines pour le tuer. A partir de ce soir, toutes les armes seront chargées en permanence, ne l'oubliez pas." Là, on ne rit plus, l'ours n'est plus un mythe, une histoire, une blague, mais un réel danger auquel on va s'exposer. On est partagé entre le désir d'en voir un et la trouille. "Soyez toujours vigilants, par exemple quand vous allez aux toilettes derrière une butte ou que vous vous éloignez. Vous pouvez tomber nez à nez avec l'ours." J'imagine alors l'ours se pointant pendant que je bouse, accroupi dans la neige, le fute sur les chevilles, la bise à -25 °C me caressant les fesses et les roustons. Pour l'attitude de prédateur, on repassera! Je fais bien sûr part à l'assemblée de mes états d'âme en des termes un peu mieux choisis, on rit de bon coeur, on se détend, le sujet est clos. N'empêche, ma remarque reste sans réponse...

Le départ

20h, il est temps de partir. Une chenillette nous attend pour nous acheminer, ainsi que tout notre matériel, au point de départ du raid. On se retrouve entassés comme des sardines en boîte dans le véhicule, qui tient du Panzer. On devrait en avoir pour trois à six heures. Personne ne comprend pourquoi on part si tard, sachant qu'après le montage du camp, il sera au moins 2h. Finalement, on aura droit au supplice pendant 4h30 et on passera la première heure à beaucoup rire en étant secoués dans tous les sens, ce qui nous permettra déjà de faire pas mal connaissance. On s'arrête alors pour embarquer deux chiens de traîneau groenlandais. Ces braves bêtes nous accompagneront dans le seul but de monter la garde pour les ours, faute de quoi on devrait installer tous les soirs des clôtures d'alerte et faire des tours de garde.
On redémarre et là, la torpeur s'installe, on s'endort tous. Ballottés en tous sens, on s'entrechoque, on retient les caisses qui tombent, on se cogne, bref, on se repose bien pour prendre des forces avant l'épreuve qui nous attend. On envie très vite les passagers de la voiture de tête qui peuvent voir le paysage sans être trop secoués. Ils nous révéleront à l'arrivée que leur voyage était un calvaire pire que le nôtre, les deux braves toutous installés à l'avant avec eux ayant lâché des caisses d'une puanteur immonde pendant tout le trajet, les obligeant à rouler les fenêtres ouvertes par -15 °C avec une forte envie de gerber. On s'arrête en cours de route pour admirer un magnifique coucher de soleil. C'est pur.

Seuls

0h30, arrivés à destination. C'est le grand moment tant attendu. Sentencieusement, on vide la chenillette puis on la regarde s'en aller et nous laisser face à nous-mêmes pour douze jours de raid en autonomie et sans assistance. Tout de suite, le froid prend une autre dimension. Il fait environ -20 °C et on va dormir ici. En tente. Dehors. Dans la neige. Je ris tout seul, partagé entre excitation et prise de conscience de la réalité. Tu l'as voulu, ben tiens, prends!
Nous montons le camp, la tente mess, qui sera notre lieu de communauté pour les repas, ainsi que les tentes personnelles à deux places. Je me retrouve avec Claude, un vieux briscard de la randonnée. On creuse une tranchée dans la partie extérieure de la tente. Elle servira de cave à froid et nous offrira un peu plus d'aisance de mouvements. Vers 2h30, on se réunit dans la tente mess pour manger des Yum-yum, pâtes thaï déshydratées, et se réchauffer un peu à la chaleur dégagée par le réchaud dont la fonction principale sera, tout au long du raid, de fabriquer de l'eau à partir de la neige. On se couche vers 4h avec pour instructions de lever: "On se lève quand on le sent, ici on n'est pas tenu à un horaire par la tombée de la nuit." Très perturbant et à la fois génial de ne pas avoir cette contrainte. Vivre comme on le sent, j'aime ça. Le soleil brille. Il fait glacial.

Le coucher

Vais-je parvenir à dormir? Ne risque-t-on pas de mourir de froid? Telles sont les questions que je me pose en entrant dans la tente. Je dois vraiment me déshabiller dans ce froid? Commence alors une vraie course contre la montre qui se répétera chaque soir. Se foutre à poil par -20 °C, ça motive à battre des records de vitesse. Je souffle comme un phoque pour me donner du courage. J'enfile un collant, la salopette en pilou-pilou, des chaussettes en laine, un fin t-shirt à longues manches, un pull polaire, un deuxième pull, mes sous-gants de soie et mon bonnet. Je plonge dans mon sac de couchage que je ferme totalement, ne laissant passer que le visage. Je doute pouvoir m'endormir comme ça, mais dans la minute, je me réchauffe et m'écroule comme une masse pour ronfler aussitôt. Quelque temps plus tard, je me réveille, j'ai trop chaud... J'enlève un pull et ouvre le sac de couchage au cou. Je retourne en écraser jusque midi.

Jour 1

Lever, midi, -15 °C. J'ai dormi 8h comme un bébé sans devoir me relever pour pisser. Chaque soir, je m'endormirai en espérant échapper à cette épreuve et, finalement, ça ne m'arrivera que deux fois sur douze nuits. Mon compagnon de cellule, par contre, y aura droit une ou deux fois par nuit, ce qui lui coûtera à chaque fois une demi-heure pour s'extirper de ses couches, s'habiller, sortir et se refoutre au pieu. Tout ça en se gelant les miches.
On se retrouve dans la tente mess pour un déjeuner à base de pain et de céréales. J'ai faim. On partage nos impressions de la nuit. Beaucoup ont eu froid et besoin de deux ou trois heures pour parvenir à s'endormir. Timidement, je prononce un "Moi, ça a été.", préférant ne pas trop la ramener avec mes chaleurs. Je retiens au dernier moment un belgissime "J'ai eu bon." Tito fait fondre de la neige pour remplir les thermos d'eau bouillante.



Ensuite, commence notre rituel quotidien: démonter le camp, se répartir la nourriture et remplir les pulkas, qui sont les traîneaux que l'on tirera jour après jour. Super motivé, j'accepte de prendre plein de matos et de bouffe. Je le regretterai. On reçoit les skis, on chausse, on s'arnache à notre pulka et c'est parti. Il est 16h. Je suis joie. Première impression immédiate: c'est lourd et ce n'est pas du tout facile de se mouvoir avec ces skis. On est dans une vallée, ça grimpe gentiment mais sûrement, ça donne très vite chaud. Aération nécessaire, j'ouvre tout et me débarrasse d'une couche. Encore une fois, je m'étais trop couvert. 18h, on s'arrête pour dîner. On met les doudounes et on creuse une tranchée pour s'asseoir dos au vent. Au menu, une soupe Royco, Yum-yum, amandes et fruits secs. On dévore, le froid, ça creuse.


Après la pause, on traverse une moraine et on remonte, skis déchaussés, une côte de 20% sur un glacier. Ma pulka est très lourde. J'en estime le poids à 70 kg. C'est trop, je peine. Le paysage est magnifique et ne fait que s'embellir à mesure que le soleil descend et colore le ciel de violet et de rouge tandis que la température chute à une vitesse folle. C'est fabuleux mais il fait caillant.

On s'arrête en haut du glacier pour camper vers 21h. Le montage du camp dans le froid, emmitouflés dans nos doudounes, fatigués de notre courte mais avant tout première journée dans ces conditions, est difficile et prend du temps. Finalement installés vers 23h, rendez-vous à la tente mess pour se réchauffer un peu et souper. On passera là chaque soir environ deux heures à papoter et rire en attendant que la nourriture dégèle sur le réchaud à essence, puis cuise. On a, en effet, emmené pas mal de conserves en plus du déshydraté. C'est lourd à transporter, difficile à préparer dans ce froid, mais la variété de nourriture relativement fraîche nous fera du bien au moral et se révélera nécessaire.
Au bout de deux heures, la température augmente de plusieurs degrés, on peut enlever la doudoune et manger. Il fait environ -12 °C dans la tente. On meurt tous de faim. Pendant tout ce temps, sans s'arrêter, Tito remplit la casserole et la bouilloire de neige pour nous fabriquer de l'eau bouillante. N'étant pas amateur de café ni de thé, je me découvrirai une passion pour l'eau chaude à boire. C'est fou comme on se met à adorer des choses dégueulasses dont le corps a besoin quand on est en mode survie et qu'on n'a pas le choix. On mangera d'ailleurs beaucoup de mets gras, du beurre, de la crème, plein de calories pour pouvoir résister au froid. Et tout ça sans grossir. Merveilleuse adaptation. On va se coucher à 2h, éreintés, à -20 °C. Ressortir de la tente mess au froid est difficile. Heureusement, le sac de couchage me réchauffe tout de suite et je m'écroule.


Jour 2

J'ai dormi 10h. Il fait froid, le vent souffle fort. Les courbatures de la veille se font sentir. Difficile de se résoudre à sortir de la tente. Après notre rituel matinal, on charge les pulkas et je refile une partie de mon chargement à d'autres qui en avaient moins la veille. Correctement répartis, chacun tire au final une cinquantaine de kilos. Ca reste lourd, mais c'est mieux. Le vent continue à souffler et fait descendre la température à -20 °C. Malgré les moufles polaires, les doigts ont froid. Heureusement, les orteils sont bien au chaud dans les bottes avec leur semelle de 15 cm isolant bien du sol et la botte intérieure de feutre. Une simple chaussette de randonnée suffit.

On continue à travers les moraines et on débouche sur un delta pour traverser un fleuve gelé. Tirer à ski une pulka de 50 kg sur la glace est tout simplement casse-gueule. Aucune prise. L'arrêt dîner est glacial. On se refroidit, mais pas le choix, on doit manger. Le redémarrage est difficile, comme il le sera chaque jour. C'est un des moments où on a le plus froid. Enlever la doudoune après avoir mangé est un supplice. Les vêtements humides de la marche du matin sont maintenant glacés, ce que le vent nous rappelle à coup de bourrasques dans la tronche. Pas le choix, marcher pour se réchauffer. Ca prend du temps et beaucoup de volonté, mais finalement ça marche.
Durant l'après-midi, on aperçoit au loin une tache qui grossit. Tout le monde s'arrête, le guide la scrute sans rien dire, calmement. Un ours? Je regarde autour de nous, au milieu de nulle part, sur son territoire, aucune issue. Là, je me rends compte que la trouille prend le dessus sur la curiosité sans se faire attendre. J'aimerais toujours le voir, mais je ne préférerais pas. Enfin, c'est compliqué... Nouvelle sensation découverte: se sentir en danger de mort face à un prédateur. A éviter. Après une minute de suspense, Tito annonce : "C'est un renne." Ouf! On continue notre route, lui aussi et nous passons finalement bien loin de lui. La fin de l'étape est très dure pour moi. Je sens le contre-coup de la fatigue due à la lourde pulka de la veille. Faux-plat montant pendant une heure et demie. Ma cagoule gèle devant ma bouche et mon nez, la buée envahit mon masque et givre immédiatement. Je ne vois plus rien, d'autant plus qu'il fait nuageux. Je me traîne, j'en ai marre. J'ai froid et en même temps, je transpire, mon bonnet est trempé. Je ne peux pas l'enlever pour m'aérer, la transpiration gèlerait. Continuer au mental. Déconnecter et penser à autre chose.
On s'arrête finalement pour monter le camp à 22h. Je m'écroule et reste couché dans la neige dix minutes. Ensuite, je monte la tente, me déshabille et plonge dans mon sac de couchage. Je dois  me réchauffer. Je m'endors illico. Il est minuit. Une heure après, on me réveille pour le souper, je me sens beaucoup mieux, chaud. Le coup de barre fut intense, mais il est passé. On se couche à 2h.

Jour 3

Fatidique troisième jour. Il fait splendide et l'endroit de campement est magnifique, grandiose. Mais les courbatures et la fatigue sont encore plus présentes et me squattent l'esprit. C'est dur. Pas le moral. Je prends conscience que l'épreuve la plus dure à surmonter est le froid constant, continu, qui ne permet pas une seule minute de relâche. On a tout le temps plus ou moins froid. Quand il fait bon, c'est parce qu'on a moins froid. Chaud? Oui, quand je marche, mais vient un moment où je transpire et j'ai froid quand je m'arrête. Le froid est extrêmement fatigant. Le corps bosse sans arrêt pour se ternir chaud. Se reposer? Souffler? Pas moyen. Dès qu'on est inactif, on se refroidit. S'allonger dans la tente pour lire? Hors de question, après dix minutes, on doit sortir pour s'activer. On mange dans le froid, on dort dans le froid, on chie dans le froid. Bref, ce froid est éprouvant et suce l'énergie psychique jusqu'au bout, comme un gamin aspire les dernières gouttes de son berlingot de lait. Le lait me manque. On en a en poudre, mais je préfère encore mon eau chaude. Je compte les jours. Avec aujourd'hui, il en reste dix et on n'en a fait que deux... C'est vachement long, douze jours. Je commence à douter de l'état mental dans lequel j'arriverai au bout. J'ai peur de ne pas pouvoir en profiter assez, trop agressé, pompé par le froid.
C'est sur ces réflexions positives que j'entame ma marche. Le point réconfortant à l'horizon: on atteint la banquise ce soir. Tito espère qu'elle sera en état pour nous permettre de l'emprunter. Moi aussi, c'est en grande partie pour ça que je suis là. Au fur et à mesure de la marche, mon coup de blues laisse à nouveau place à ma joie d'être là et à mon optimisme. Ces moments de déprime font partie intégrante d'un voyage pareil, je le sais, j'y suis habitué, l'ai vécu maintes fois lors de mes précédents voyages en solitaire, en plus fort encore. Mais rien n'y fait, quand ils nous tombent dessus sans crier gare, on a beau essayer de relativiser, c'est toujours dur à vivre. Il faut arriver à les accepter et les surmonter.
En fin de journée, on arrive sur le bord de la mer, la banquise est là. Je suis heureux. On y est! Mais elle est complètement chaotique, des blocs de glace la jonchant partout, et Tito doute qu'on puisse s'y engager. On longe la berge une heure dans le but de trouver une entrée praticable. Tout à coup, les chiens se mettent à aboyer et nous indiquent des traces d'ours fraîches. Excellente nouvelle, le système d'alarme fonctionne à merveille. C'est rassurant. On monte le camp un peu plus loin, près d'une entrée sur la banquise où la glace est plus régulière. Le ciel est couvert, tout est blanc, on ne distingue pas grand-chose, mais du coup, il fait meilleur. Cette nuit, on se couchera à -15 °C après avoir bu du whisky qu'un gars a eu la merveilleuse idée d'emporter. Ca fait du bien. A la banquise!


Sur la banquise (jours 4 et 5)

Lever à 12h30. Le temps est couvert, on ne distingue toujours pas bien le relief, mais il a neigé, ce qui va nous faciliter la tâche pour avancer sur la glace. Car Tito vient de faire un repérage sur la banquise et elle est praticable. Il faudra slalomer entre les blocs de glace. Tout simplement génial. Certains blocs ont des reflets turquoise. Magnifique!

Consigne: toujours bien regarder au loin pour repérer les ours. On remonte sur la berge pour dîner. On est en plein vent, il fait -25 °C. Encore une fois, c'est très dur de reprendre la route, transis de froid.
Le lendemain, surprise, il fait chaud! Le thermomètre affiche presque -5 °C. Quel plaisir! Les vacances! On peut enfin lâcher la pression et prendre notre temps sans se couvrir. On en profite pour admirer le panorama à notre aise. On se détend. C'est bon. Et splendide! C'est le moment pour la photo de groupe.

On comprend maintenant pourquoi Tito nous a imprimé ce rythme de journée totalement décalé. En se levant à midi, on profite des heures les plus chaudes pour se réveiller, l'intérieur de la tente s'est réchauffé. Vers 15/16h, on démarre, il fait toujours bon. Vers 18/19h, on s'arrête pour dîner, ça se refroidit mais on redémarre assez vite. Vers 22/23h, on s'arrête. Il fait alors très froid, mais on s'active en montant le camp. On soupe ensuite vers 1/2h et on se couche vers 2/3h, au moment où il fait le plus froid. En gros, on marche et on s'active quand la température chute et on dort quand elle remonte. De plus, marcher le soir nous permet de profiter des lumières magiques du soleil bas. La clarté continue ne nous donnant pas de repères sur l'heure, on ne s'y fera pas et on continuera à parler de matin à midi, de midi le soir, de soir la nuit, et de nuit le matin. Le rappel de l'heure nous perturbera jusqu'au dernier jour.






La portion de banquise qui nous attend aujourd'hui est lisse, dans une baie. C'est fabuleux. On a un bol de fous. Avoir un temps pareil avec des températures aussi clémentes pour traverser ces étendues de glace est inespéré. Je suis ému par tant de beauté et de pureté. Séquence émotion.

On dépasse un iceberg qui s'est laissé emprisonner par la glace et on se dirige vers un immense glacier qui déverse ses icebergs dans la baie en été. On croirait pouvoir l'atteindre en quinze minutes. Les distances sont trompeuses tellement tout ici est immense, la vue dégagée et l'air pur. Il nous faudra deux heures pour nous en approcher raisonnablement. C'est là qu'on s'arrête pour manger. On pensait pouvoir continuer à profiter de la chaleur, mais le froid de la banquise passe à travers nos semelles et nous glace les pieds. On est quand même debout sur un énorme glaçon, quand on y réfléchit. Le soleil choisit ce moment pour se cacher derrière le glacier et fait rapidement chuter la température. Le froid glacial est de retour. On se couvre et on part longer le glacier jusqu'à la berge, où on montera le camp. C'est magnifique, la lumière est irréelle, mais c'est une réelle épreuve de se décider à sortir l'appareil photo tellement j'ai froid aux doigts et aux pieds. Trop transpiré la journée. Mes chaussons et moufles sont glacés.







Le soir, alors qu'on est tous dans la tente mess, un chien se met à aboyer en fixant un point. Alerte à l'ours! Immédiatement, Tito et Michka se lèvent, attrapent leurs armes, nous disent de ne pas bouger et sortent lentement. Personne ne bouge. On sourit, nerveux. J'espère sincèrement qu'on évitera la rencontre. J'aimerais le voir, cet ours, mais de loin et en sécurité. Là, enfermé dans la tente, sans rien voir, les deux guides dehors en train de parcourir les environs, carabine à la main, sur fond de chien qui aboie comme un damné... Non, franchement. Ca dure presque une heure avant qu'ils reviennent. Ils n'ont rien vu. Mais il faudra rester prudents toute la nuit. "Si vous sortez aux toilettes la nuit, passez d'abord lentement la tête dehors pour inspecter les environs. Ca arrive que l'ours vienne dormir entre les tentes..." OK, le décor est planté... Finalement, cette alerte aura été la seule rencontre potentielle avec l'ours de tout le séjour et, après coup, on sera bien content de l'avoir vécue, à défaut de l'avoir vu. C'aura été notre épisode "stress ours".

Je me couche en ayant froid. Comme chaque soir, je mets mes batteries, appareil photo et caméra dans mon sac de couchage pour les garder au chaud et éviter que le froid ne les décharge, mais également mes semelles, l'intérieur de mes moufles, mes chaussettes, mon collant et mon t-shirt. Le seul moyen de les faire sécher est en effet de les tenir contre soi dans le sac de couchage. Super confortable, entre la caméra et les chaussettes, je m'endors. On s'adapte à tout.



Suite du raid

Le jour suivant, nous le passerons entièrement à gravir un col sur un glacier. Trois heures de grimpette sans skis, dans la neige profonde gelée en surface qui cède irrégulièrement à chaque pas, à tirer notre chargement, et on se retrouve 250 m plus haut. Seulement. On n'avance pas. Mais cette épreuve de cheval de trait en montée me rappelle mon vélo chargé de bagages, l'effort est très similaire, et ça me plaît. Je me sens à mon affaire. Cette fois, en prévision de l'effort, je ne me suis presque pas vêtu. J'ai juste une couche sous l'anorak. J'ai bien fait, je meurs de chaud. On s'arrête régulièrement pour boire de l'eau chaude des thermos que, pour une fois, je refroidis avec de la neige. Arrivés en haut, on avorte la journée car on n'y voit rien, on est dans les nuages.
Le lendemain, le ciel est dégagé et un spectacle grandiose s'offre à nous. Nous sommes à un carrefour de glaciers. On les voit descendre de tous côtés dans la vallée que l'on va suivre. Superbe. Au bout, un lac gelé nous attend. On le traverse avec un très fort vent de face glacial. Les volutes de neiges sur la glace sont magnifiques, mais qu'est-ce qu'on caille. De l'autre côté du lac, un renne solitaire nous regarde passer en broutant on se demande bien quoi.




Les jours qui suivent, je me sentirai de mieux en mieux. Les pulkas s'allègent de la nourriture qu'on engloutit chaque jour tandis que le corps se muscle et se renforce. Alors que certains dans le groupe commencent à trop souffrir du froid et à avoir besoin d'arriver au bout du raid, réclament de la chaleur et une douche, je me sens bien, finalement assez bien adapté au froid. En fait, je prends carrément mon pied. Le froid ne me tape plus sur les nerfs, je ne me sens plus agressé comme les premiers jours. Même le soir où on atteindra le minimum de -30 °C, ce qui est foutrement glacial, j'aurai froid, mais j'arriverai à le gérer sans que ça ne m'use trop. L'avant-dernier jour, où on aura une ascension de 450 m à faire sans skis et en plein soleil, je n'aurai d'ailleurs plus peur d'enlever mon anorak pendant la montée, histoire de bien respirer et de ne pas trop transpirer. Ce sera une de mes étapes préférées du raid, avec la banquise. Grimper des cols, c'est super. Pour ce qui est de la douche, le froid permet de supporter son absence. Il fait trop froid pour les bactéries, donc on ne sent pas mauvais. On aura finalement passé onze jours sans se laver sans trop de problème. Un petit coup de lingette de temps en temps sur les zones stratégiques et le tour est joué.

2h, -30 °C

Retour à la civilisation

On y est. C'est la dernière étape. Ce soir, on sera de retour à la guesthouse. Ca ne m'enchante pas... Je suis bien ici, moi. Bon, je dois admettre deux choses. Premièrement, j'en ai marre de monter la tente tous les jours dans le froid. C'est une vraie merde. Tout est gelé, il faut une plombe pour passer les arceaux et les élastiques se détendent à cause du froid. Ca m'a énervé plusieurs fois au cours du raid et je serai bien content de ne plus devoir le faire. Et deuxièmement, la gonzesse qui est en moi doit se démêler les cheveux. Tous les matins, je prenais dix minutes pour me les démêler à la main, histoire de dégrossir le boulot. Mais là, la dread me guette. Il est temps. Il me faudra d'ailleurs une demi-heure pour en venir à bout. A part ça, j'aimerais bien continuer le raid, ne fût-ce que quelques jours. Je suis lancé. Pas envie d'arrêter. Ce qui est bizarre, c'est qu'on n'est qu'un ou deux à penser ça. Tout le monde a eu son compte. J'en parle à Michka, qui me dit: "Je n'ai jamais vu quelqu'un avoir chaud comme toi. Bientôt, tu vas faire comme les chiens et te rouler dans la neige pour te refroidir." Voilà, je crois que c'est clair, je reviendrai.